Iomante

2024

Galerie C. Paris.

« Les hommes ne savent pas comment ce qui varie est d’accord avec soi. Il y a une harmonie de tensions opposées comme celle de l’arc et de la lyre. »
Héraclite, fragments.

Il a l’air endormi. La tête posée à même le sol, un ours s’étend dans la Galerie. De son corps, on ne distingue que les pattes –taillées sur bois à la gouge par l’artiste –et les yeux clos de sa face lui confèrent un air apaisé. On s’approche et l’interrogation surgit : dort-il vraiment ? Et qu’est-il arrivé au reste de son corps, dont l’absence ouvre place à d’autres objets ? Entourant la colonne de la galerie, ses membres –tels des points cardinaux –sont autant de repères nécessaires à notre regard, d’étapes permettant la compréhension de l’œuvre de Nicolas Darrot. À la manière de l’illustre astérisme, cette grande ourse agit en table d’orientation : dans l’espace ouvert par la dispersion de ses membres s’épanouit une constellation de sculptures animées. Certaines observent un rythme cyclique (Kachina 1 et Kachina 2), quand d’autres suivent précisément la course d’un astre, solaire pour l’une, et stellaire pour l’autre, qui est pointée sur la marche d’Alioth, étoile la plus brillante du grand chariot. Le corps de l’ours s’est, lui, subitement, mué en observatoire astronomique.

À cette géographie centrale répond, aux murs, une série de dessins évoquant des moments de la culture Aïnou. Ce peuple, natif du Hokkaïdo, île septentrionale de l’archipel Japonais, se trouve ici évoqué à la lisière du registre imaginaire à travers les étapes du Iomante, son rituel cardinal et aujourd’hui disparu. Commençant avec la capture d’un ourson qui était élevé durant plusieurs années par la communauté, l’Iomante culminait lors d’une cérémonie où l’animal était abattu au moyen de flèches, imbibées d’une préparation narcotique, tandis que l’esprit prisonnier du corps de l’ours était accompagné dans sa libération par un ensemble de chants et de danses collectifs.
Aux volutes sonores de cette cérémonie font écho les entrelacs complexes des motifs décoratifs Aïnous -que l’on retrouve notamment sur leur vêtements-, lesquels possèdent une fonction sémantique, permettant à chacun ainsi de se « vêtir du texte de sa vie ». Nicolas Darrot reprend ces agencements dans une large pièce murale (Aïnu moon) où ces motifs -tressés par l’artiste- orbitent, s’orientent et se déplacent selon le calendrier lunaire.

Aux côtés de cette révolution, quatre flèches (Kushiro, Kutchan, Hiroo et Wakkanaï) renvoient aux quatre points cardinaux du Hokkaïdo. Leur pointe s’inspire formellement des flèches traditionnelles kabuto-ya et kabura-ya tirées lors des rituels Shinto visant à éloigner les démons d’une nouvelle architecture. Ces flèches sont associées aux données anémométriques (les relevés des vents) des quatre sites évoqués, que l’artiste a recueillis, pour donner à chaque flèche l’orientation correspondant aux variations des vents au cours d’une année.
Ces flèches tracent et pointent sans cesse vers le corps de la Grande Ourse. Tout juste infléchies par les vents terrestres elles sont des vecteurs qui définissent et balisent l’espace de l’exposition. Celui-ci devient alors un ensemble, un tout, un cosmos à la manière de ce que produisait le rituel Iomante. Dans ce grand tout, la constellation de sculptures de l’exposition, suit alors un régime de mouvements immobiles, semblable à la dérive des étoiles.