Par Isabelle Hersant.

Du fantastique, on pourrait dire qu’il est une façon d’exprimer à la fois que la nature a fait son temps et qu’elle demeure néanmoins le sujet immanent de la culture. En effet, si la notion d’origine est assumée tout entière par la première tandis que la deuxième répond seule pour la notion de devenir, la nature n’en est pas moins l’exacte cause d’une perpétuelle mise en abîme de la culture.

Aussi, de l’effroi produit par l’impossible dichotomie entre l’homme et la bête, c’est ce dont il s’agit avec le dit genre, considéré comme mineur, d’être apparenté à l’art populaire. Soit un genre dès lors identifiable par son éminente littéralité telle que La Nef des fous, réalisée à la fin du XVe siècle, continue d’en offrir l’exemple le plus saisissant. En sorte qu’elle se redirait, cette littéralité, comme caractère « boschesque » de la figuration qui non pas allégorise, mais bien personnifie l’inconscient de l’être et du monde voué à l’antagonisme avec la raison. Voué, en d’autres termes, à l’antagonisme entre la nature qui révèle le monstre dans l’homme, et la culture qui, de lui donner ce pouvoir de révélation, ramène toujours l’homme aux termes de ce combat. D’où l’effroi surgissant de cette impraticable dissociation entre humanité et animalité qui l’habite. Impossible dichotomie donc, ou division, non pas d’un ordre, mais du concept d’un ordre en deux espèces qui en épuisent toutes les extensions envisageables.

D’où, également, que les insectes morts ou parties d’insectes auxquels Nicolas Darrot greffe des prothèses extensives pourraient se voir classés dans ce genre ainsi défini. C’est-à-dire dans ce registre dont Hyeronimus Bosch aura ultimement démontré la puissance critique à travers une poétique du réel où le caractère de l’idiotie chevauche l’incarnation du sublime. Et dont, plus largement, la filiation renvoie au cœur de l’imaginaire médiéval et de son bestiaire roman, licornes imprévisibles au revers de tentures et gargouilles ricanantes au chapiteau des églises ; tous êtres hybrides mi-hommes mi-animaux dont la représentation par pur affect a bel et bien saisi comme transhistorique un processus de métamorphose physique préfigurant celui de mutation contemporaine. Soit ici mi-drones mi-insectes, des invertébrés de nature qu’une culture de laboratoire aurait transformés en exosquelettes, créatures bioniques obtenues par accouplement de l’animal à la machine.

Ou encore des ABM pour Arthropodes Biotechnologiquement Modifiés, spécimens de l’infiniment grouillant devenus engins de guerre issus d’une manipulation du vivant ; et dont l’ensemble constituerait le matériel d’un corps d’armée venue du règne animal. Car prêts au décollage ou en ordre de combat, ainsi se présentent-ils, ces objets de curiosité dénotant l’empire de la terreur tandis que, certes absolument inertes mais comme dressés au départ aveugle d’un commandement imminent, ils s’alignent dans des vitrines qu’on dirait d’entomologistes. Présentoirs à l’horizontale dont les arêtes de fer apparaissent toutefois coupantes à l’égal de la mort, virus bactériologique ou venin physiologique qu’elles menacent encore de distiller depuis le milieu chloroformé de leur fausse capture. « Elles » de ces pièces machiniques articulées à des fragments in vivo de mouches ou d’araignées géantes aux pattes velues, et qui redoublent leur inquiétante étrangeté à supporter des ailes de métal aussi glacées que des lames de couteaux.

Car tels sont ces objets animalisés ramenés de l’enfance à l’âge adulte, ou ces organismes d’invertébrés chosifiés ramenés d’un voyage immobile en terra cognita. Connue en effet, cette terre dont ils témoignent, mais pour autant qu’elle vient ici désigner ce lieu inconnu qu’est l’inconscient collectif. C’est-à-dire le lieu connu du fantasme seul, et où la dimension de l’effroi qui s’y met en scène le doit à la culpabilité de l’homme qui s’y déploie. Soit l’homme en tant qu’il livre combat contre la bête dont il est fait ; mais qui, dans le lieu fantastique de l’inconscient où toute chose prend forme connue afin de s’articuler en récit, s’y représente livré à la bête comme entité identifiable projetée hors de lui-même. Ou mieux dit, aux attaques de la bête enfin dissociée de lui, et puisque sa conscience de coupable habité d’un monstre l’amène à se figurer alors dans le moment venu de son châtiment. Ainsi des Oiseaux de Hitchcock, œuvre paradigmatique au regard de cet imaginaire de la catastrophe et de l’invasion auquel nous renvoient les insectes de Darrot.

Effroyable temps d’un retournement du combat où la bête prend le pouvoir vengeur sur l’homme, telle est donc la fable tragique d’une impossible transcendance qui, ici, se déplie en mode circulaire. Car il est sans début ni fin, l’Il était une fois d’un monde qu’on reconnaît et qu’on ignore à la fois. En boucle, le récit du monde qu’on pense connaître mais qui, soudain, nous laisse face à l’inconnu. Soit face à l’objet rendu visible d’un désir faustien auquel Darrot donne double consistance. D’où l’effet miroir de sa poésie critique qui épingle la vie par l’image inversée de la chimère en ABM porte-missiles déroutant les rimes de la mort. Nom Dronecast, année 2003, grade suppléant bionique, mission décoller à l’ordre de combat.